Les récits qui vont suivre,
du temps de guerre ou du temps de paix, je les dédie pour l'ensemble
à la mémoire de René Guastalla, professeur de français,
latin et grec des classes de troisième et seconde au Lycée
Saint Charles à Marseille en 1929 et 1930,. Ce maître admirable,
qui nous fit jouer Antigone dans le texte au théâtre de
Gémenos, le 26 juin 1930, nous emmenait les dimanches de beau
temps sur les plages de ma Provence natale avec un livre de grec sous
le bras
Souvenirs inoubliables
Aussi ai-je eu beaucoup de mal à saisir, intellectuellement parlant,
la grande mascarade de 1968 ! Avais-je tant vieilli ou l'Université
avait-elle tellement changé ?
Chaque récit particulier : les ponts de Sedan (14 mai 1940),
les perchettes de l'Oued Tenafodh (Rio de Oro, 1942), les champs de
" flak " de la Ruhr (Gelsenkirchen, 11 septembre 1944), etc
porte en tête le nom d'un ancien élève du Piège,
mort au Champ d'Honneur.
Ces morts de leur vivant je les ai tous connus et aimés. Je ne
les oublie pas
Lueurs sur un titre
Ces récits du passé portent un titre qui m'a été
inspiré par un poème de Victor Hugo que René Guastalla
avait lu à sa classe, pendant cette période floue de juillet
qui n'était déjà plus l'année scolaire et
pas encore les vacances
Souvenirs des vieilles guerres
Pour la France et la République,
En Navarre, nous nous battions,
Si parfois la balle est oblique,
Tous les rocs sont des bastions.
Notre chef, une barbe grise,
Le capitaine, était tombé,
Ayant reçu, près d'une église,
Le coup de fusil d'un abbé.
..
Le croissant brillait sur nos têtes.
Et nous, pensifs nous croyions voir
Tout en cheminant dans la plaine
Vers Pampelune et Teruel
Le hausse-col du Capitaine
Qui reparaissait dans le ciel.
Victor Hugo
Chansons des rues et des bois
3-1 Une vocation d'aviateur
: Avril 1935 :
A la mémoire de mon camarade
de " Taupe " (1932-1935) Albert Preciozi de la promotion Guynemer,
Capitaine au régiment de chasse Normandie-Niémen, mort
au Champ d'Honneur lors de la bataille d'Orel (U.R.S.S) le 28 juillet
1943
Il y a des enfants précoces,
voire prodiges, qui dès leur plus jeune âge, devant les
yeux émerveillés de leurs parents béats, proclament
bien haut en se frappant la poitrine : " Je serai un grand chirurgien
je
serai amiral
je serai un écrivain illustre
etc
". Pour rétablir un juste équilibre, d'autres ne
se décident qu'à la dernière minute : ce fut ma
catégorie.
En avril 1935, " cube de taupe " au Lycée Thiers, à
Marseille, je n'avais pas la moindre idée sur un futur métier.
Selon la routine des élèves de Mathématiques Spéciales,
je m'étais inscrit pour le mois de mai, aux concours d'entrée
à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole Normal Supérieure,
section Sciences.
Dans les classes précédentes j'avais toujours considéré
comme une abominable corvée l'annuel et sempiternel sujet de
composition française : " Que ferez-vous plus tard ? ".
Je n'en savais rien et je n'étais pas le seul, au point qu'en
classe de Seconde A (latin-grec), une délégation d'élèves
alla voir notre professeur René Guastalla pour lui faire part
de l'indécision qui nous tenaillait, quant au choix d'une carrière
future. D'un abord facile, ce professeur voulut bien admettre notre
point de vue et avec un sourire en coin riposta : " Je vais vous
donner un autre sujet
Puisqu'Andromaque est au programme, vous
imaginerez les adieux de cette dame à Hector, aux Portes Scées.
Interdiction, bien entendu, de vous inspirer de l'Illiade ! "
D'aucuns gémirent que nous étions tombés de Charybde
en Scylla, mais nous jouâmes le jeu : s'il n'était pas
facile à des potaches de quinze ans de recréer, de toutes
pièces, les épanchements de cur du guerrier troyen
et de son épouse éplorée, cela valait mieux que
de se casser la tête à s'inventer une profession qu'on
n'exercerait sans doute pas !
Tournant imprévisible du destin, je trouvai, dans les premiers
jours d'avril, traînant sur une table délabrée de
la classe non moins délabrée de Physique et Chimie, un
livret à couverture blanche donnant le programme du concours
d'admission à l'Ecole de l'Air. Il y avait donc une Ecole de
l'Air
première nouvelle ! Le livre portait au crayon le
nom de Preciozi. J'allai immédiatement le voir. Il avait bien
l'intention de se présenter à ce concours. Pourquoi n'en
ferai-je pas autant ?
En feuilletant de plus près le document, nous constatâmes
avec effroi que la date limite du dépôt des dossiers était
passée de quelques jours. Nous fonçâmes, sans perdre
une minute et en petites foulées, à la Préfecture
des Bouches du Rhône, pour y voir le fonctionnaire préposé
à la réception des dossiers des candidats aux Grandes
Ecoles : c'était un petit homme chafouin, véritable rat
de bibliothèque, les bras corsetés de manches de lustrine.
Ô mânes de Courteline, il ne lui manquait qu'une toque noire
sur son crâne déplumé
Il nous dit, avec une
satisfaction visible et un sourire goguenard, que nous n'avions plus
qu'à repasser avec nos papiers
en 1936 ! J'étais
sur le point de passer aux injures quand, son tempérament corse
prenant le dessus, Preciozi lança à cet affreux bonhomme
une bordée d'invectives qui fit lever la tête à
quelques ronds-de-cuir répandus dans la vaste salle. Pressentant
que les choses pourraient aller trop loin, je tirai mon camarade par
la manche et lui dis : " Retournons au Lycée, mettons l'Administration
(la " strass " en argot de Taupe) dans le coup. Elle doit
nous sortir de ce pétrin, ayant été incapable de
nous informer au sujet de l'Ecole de l'Air ".
Revenus, toujours en petites foulées, au Lycée, l'administration
fut mise au courant de notre démarche. Consciente de son incurie,
elle se démena tant et si bien - c'est assez rare, il faut le
signaler - que la paperasse fut prête le lendemain, les actes
d'état-civil et les autres documents ayant été
puisés par un secrétaire plein d'audace, dans les dossiers
scolaires individuels.
Restait la très redoutable épreuve de la visite médicale.
Là, à l'inverse du combat de Rodrigue contre les Maures,
nous partîmes huit et revînmes quatre, deux élèves
ayant eu la désagréable surprise d'apprendre qu'ils étaient
daltoniens et deux autres qu'ils n'avaient pas l'acuité visuelle
suffisante
C'est à Paris, au restaurant Capoulade (menus à six francs),
que mon professeur de Mathématiques qui avait suivi les admissibles
à Normale Supérieure, m'annonça mon succès
à l'écrit du concours de l'Ecole de l'Air. Je venais de
terminer la dernière interrogation orale rue d'Ulm, No45
- une assez désastreuse " planche " de chimie sur les
propriétés oxydantes de je ne sais plus quel métalloïde
- et mes chances d'admission à " Gnouf " étaient
ténues. L'Ecole de l'Air me parut donc le havre de salut : il
ne me restait plus qu'à revoir tout le programme d'histoire et
de géographie, sciences inconnues en classe de Taupe.
Comme j'étais hébergé à la Cité Universitaire,
chez un ancien condisciple du Lycée Saint Charles , lequel faisait
son droit à Paris , nous bâtîmes ensemble un programme
hâtif de révision
avec quelques solides impasses.
J'eus la chance, à l'oral de géographie de tirer "
la côte méditerranéenne de Perpignan à Nice
". Je fus plus terne en histoire sur les prémices de la
guerre de 1914, le plan VII, le plan Schlieffen et autres calembredaines
qui n'avaient jamais tellement attiré mon attention. Ce camarade
de lycée , athlète aux longues jambes, me rendit l'immense
service de m'entraîner sur la piste cendrée - la plupart
du temps déserte - de la Cité Universitaire, à
atteindre le bout du 800 mètres plat, qu'il fallait courir en
2 minutes 20 secondes pour obtenir la note maximale de 20. Au premier
essai, je dus m'arrêter, avec un terrible point de côté,
au bout de 400 mètres et m'affalai sur la pelouse. Peu à
peu, tout se tassa au fil d'un entraînement soutenu, tôt
le matin et tard le soir. Lors du concours, je réussis 2 minutes
35 secondes (ce qui m'assura 17 points sur 20), courant derrière
ce grand diable de Lamaison (1936), qui faillit plusieurs fois planter
les pointes de ses chaussures de course dans mes rotules ! Il mena le
train de bout en bout. C'était un splendide garçon
Comme je fus reçu sans éclat - mais avec le recul du temps,
la chose n'a plus d'importance - 56ème sur 60 admis, je me demande
si cet " exploit " sportif ne fut pas l'élément
décisif de mon entrée à l'Ecole de l'Air !!!
C'est ainsi qu'en l'espace de quatre mois, d'avril à juillet
1935, je me métamorphosai lentement en futur aviateur
3-2 Galerie de portraits
et d'anecdotes :
- Des origines du mot " Piège
"
Dans l'existence de toute promotion,
il y a des hauts et des bas. La promotion " Guynemer " parquée
de 1935 à 1937 à Versailles, aux Petites Ecuries , n'échappa
point à la règle. Dans les déprimantes périodes
des " bas " il était courant de dire : " Cette
Ecole est un véritable Piégeac ". Cette contraction
sémantique de trois mots en un seul n'exige aucune explication
superflue
Cette malédiction était surtout proférée
lorsque la promotion partie, en de cahotants camions, pour voler à
Villacoublay, y faisait de l'école du soldat, le mauvais temps
- Villacoublay étant un véritable pot de chambre météorologique
- interdisant tout vol sur le célèbre Potez 25 de l'époque.
Les trois brigades passaient donc quelques mornes heures à faire
des " demi-tour à droite ", des " section, halte
", etc
Il faut dire que cette première
promotion, qui comptait bon nombre d'anciens " taupins " sursaturés
de mathématiques, n'aimait pas tellement les études théoriques
et n'était vraiment heureuse qu'en l'air, avec en main, le manche
à balai des bons vieux avions de ces temps très anciens
- Morane 315, Morane 230 et Potez 25. Par ma foi, ces jeunes gens avaient
l'envie toute naturelle d'être des aviateurs
Aussi étaient-ils
très déprimés par les séances de "
biffe " devant les hangars de Villacoublay !
Un jour de 1936 où la promotion
attendait, dans une brume glaciale, je ne sais quoi ou je ne sais qui,
au pied de l'escalier " de Villèle " dans la cour aux
pavés gras des Petites Ecuries, l'élève-officier
Marvier, de la troisième brigade, alla graver avec la pointe
d'un canif, sur la pierre noircie par la crasse des siècles,
le mot " PIEJAC " en lettres de dix centimètres de
haut. Sous ces six lettres, il dessina une flèche en direction
de l'escalier qui servait d'entrée officielle aux élèves.
Je signale au passage, qu'avec le temps perdu à
attendre,
par la promotion, on aurait pu faire l'instruction d'au moins deux autres
promotions !
Cette inscription défia le
temps et resta là plus de trente ans, se détachant en
jaune clair sur la pierre de plus en plus noire. Seuls quelques très
rares initiés en connaissaient l'existence.
Elle disparut dans la grande
lessive des bâtiments et monuments publics, entreprise par Monsieur
Malraux : les pierres retrouvèrent leur belle couleur d'origine,
mais le " PIEJAC " en mourut
Dans la suite du temps, l'imprécation
se civilisa, devint courtoise et il n'en reste plus que le " Piège
"
- De l'emploi des chiffres arabes sur
la base aérienne de Sétif (Août 1939)
En cet été très
chaud de 1939, la 38ème Escadre de Bombardement, habituellement
installée à Metz Frescaty, séjournait en Algérie,
au terrain d'Ain Arnat, à quelques kilomètres de Sétif.
Ce mois d'août avait une forte odeur de guerre : personne n'avait
plus aucun doute sur les visées du dictateur allemand. Seules
les intentions de l'Italie restaient floues. La 38ème Escadre
était en position d'attente : au cas où la sur latine
suivrait l'Allemagne, l'Escadre opérerait à partir d'un
terrain près de Kairouan et irait jeter ses bombes sur la Sicile
et le sud de la péninsule.
Les Amiot 143 reposaient, masses
sombres et vieillottes, sur les flancs du fuselage d'énormes
chiffres romains à côté des insignes d'escadrilles.
Pourquoi des chiffres romains ? Mystère ! Peut-être sont-ils
plus lisibles à distance.
Le 25 août fut décrété
l'état d'alerte. Le sergent-chef X reçut l'ordre de remplacer
les chiffres romains par des chiffres arabes. Ce sous-officier, brave
garçon qui n'avait pas inventé la poudre, avait le grave
défaut d'être pris, dès l'aurore, entre deux vins.
En Algérie, il avait opté pour l'anisette. L'officier
mécanicien du groupe lui avait ôté le souci de maintenir
un avion en bon état et confié la fonction moins responsable
de magasinier.
Chargé donc, avec l'aide
de quelques soldats-peintres, de refaire le chiffrage des Amiot, il
s'esclaffa : " Ca alors ! C'est un peu fort ! Parce que nous sommes
en Algérie, il faut peindre des chiffres arabes ! ". Goguenards,
ses camarades plus futés lui expliquèrent que depuis l'
"école communale, il n'avait compté que de cette
façon-là !
Un " Ah bon ? " fut son
seul commentaire.
L'Italie n'ayant pas bougé
un cil à la déclaration de guerre du 2 septembre 1939,
quelques jours plus tard la 38ème Escadre, via Tunis, Bastia
et Istres, allait prendre ses quartiers d'hiver à Auxerre.
3-3 Les ponts de Sedan
(14 mai 1940)
A la mémoire du sous-lieutenant
Vial, de la promotion Astier de Villatte , mort au Champ d'Honneur le
16 mai 1940
Le 14 mai 1940 au petit matin, après
l'atterrissage au terrain de Chaumont-Semoutiers, les équipages
du Groupe de Bombardement 2/38 qui venaient de pilonner des carrefours
de routes et des voies ferrées à Recogne (Belgique) reçurent
l'ordre d'attendre sur place et donc, par conséquence directe,
de ne pas rejoindre leurs cantonnements à Chaumont ou dans les
villages voisins.
Je logeais chez un couple de cultivateurs
sexagénaires au village de Villiers-le-Sec (à portée
de bicyclette du terrain), où dès potron-minet le tintamarre
des coqs, des tracteurs allant aux champs et de tous les travaux matinaux
des campagnes, rendait tout sommeil impossible. La veille, au retour
d'une précédente mission de nuit, mon hôte, plein
d'une inquiète sollicitude, m'avait accueilli à quatre
heures du matin avec un verre d'une eau de vie qui devait titre dans
les soixante degrés ! Par courtoisie j'avalai sans broncher ce
tord-boyaux trop matinal, mais j'insistai fermement auprès de
ce brave homme pour qu'il ne se dérangeât plus, mes heures
de retour étant fantaisistes, voire soumises aux hasards de la
guerre : en fait j'appréhendais à sa juste mesure, le
risque routinier du petit verre du matin.
L'attente sur place au terrain était motivée par de très
graves événements : la situation militaire devenant rapidement
catastrophique à Sedan, les Amiot 143 étaient appelés
à une mission de jour sur les ponts de la Meuse.
Ecoutons le lieutenant Christophe
(1935 ), qui rédigea en septembre 1940 l'historique du G.B. 2/38
:
" Le 14 mai au matin, au retour des missions, les équipages
sont avertis qu'ils doivent se tenir prêts à repartir à
l'aube. Les avions sont rechargés aussitôt, les équipages
essayent de se reposer un peu, allongés sur des matelas pneumatiques.
Malgré la fatigue, on dort peu. Chacun réfléchit
: pour que l'on envoie des Amiot 143 en mission de jour, il faut vraiment
que la situation soit tragique.
Au matin, les ordres se précisent, l'objectif est fixé
: il s'agit de bombarder des ponts de bateaux que les Allemands établissent
sur la Meuse, vers Sedan. Le décollage, fixé d'abord à
six heures, est retardé peu à peu jusqu'à onze
heures. Chacun profite de ce délai supplémentaire pour
se réconforter au mess et donner la dernière main au réglage
des mitrailleuses. Mais se défend-on vraiment sur Amiot 143 ?
L'espoir que l'on pouvait avoir de ne pas rencontrer la chasse adverse,
s'il était permis à six heures, ne l'est plus à
midi. A onze heures enfin les six avions décollent et prennent
la direction de la Fère, où ils doivent rencontrer la
chasse amie. L'ordre de marche est le suivant : capitaine Destannes,
capitaine de Contenson, lieutenant Christophe dans la première
section, lieutenant Marey, lieutenant Jean et lieutenant Jeanne dans
la deuxième section. Dès l'arrivée à La
Fère, les chasseurs décollent et viennent prendre place
à la gauche des bombardiers. Quatre Amiot 143 viennent se place
devant ceux du G.B. 2/38. Ce sont des avions de la 34ème escadre,
sous les ordres du capitaine Véron. L'ensemble - 10 avions au
total - prend la route de Sedan, accompagné par les chasseurs.
D'après les renseignements donnés avant le départ,
les Allemands venaient d'atteindre la Meuse et personne ne les supposait
installés. Les "équipages sont vite détrompés
: à peine arrivé sur Sedan, un avion de la 34ème
escadre, ailier gauche, est abattu en flammes. Les autres continuent
vers l'est, à 800 mètres d'altitude, au milieu d'une nappe
de flocons noirs. Les tirs sont parfaitement réglés et
les éclats martèlent les tôles des plans et des
fuselages. A leurs postes, les mitrailleurs et les radios tirent chaque
fois qu'un Messerschmitt passe à leur portée, tandis qu'à
l'avant, le commandant d'avion attend pour bombarder le signal du chef
de section. Les Bloch assurent la protection d'une façon impeccable,
mais ne peuvent empêcher que deux avions de la 34ème escadre
soient abattus et qu'un avion du G.B. 2/38 ait un moteur touché.
Cet avion, contraint d'atterrir, réussira à atteindre
la région de Mourmelon. Dès que les bombes sont larguées,
les rescapés piquent jusqu'au sol et quittent au plus vite cette
zone peu hospitalière. A treize heures trente, cinq avions atterrissent
à Chaumont-Semoutiers.
Il est remarquable qu'au cours de cette expédition, il n'y ait
eu au G.B. 2/38 aucune perte en personne, ni même la moindre blessure.
Dans tous les avions, les planchers étaient transpercés
de part en part et il est miraculeux que personne n'ait été
touché. Miraculeux aussi fut le retour de deux appareils dont
les câbles de commande étaient endommagés
"
Ce que le lieutenant Christophe
ne dit pas, je vais l'écrire, dût sa naturelle modestie
en souffrir ; j'ai retrouvé, avec un immense plaisir il y a quelques
mois dans la grande cité phocéenne, ce camarade de promotion.
N'ayant pas fait partie de la vague de nuit des équipages qui
avaient bombardé Recogne, le lieutenant Christophe avait été
réveillé aux aurores - à son logement - sur ordre
de son commandant d'escadrille, le capitaine de Cotenson. Les équipages
pour l'expédition de Sedan étant désignés,
il tint à son capitaine ce langage cornélien : "
Mon capitaine, si vous êtes descendu au cours de cette mission,
je n'aurai demain aucune autorité morale pour vous succéder
au commandement de l'escadrille. Il faut donc que je fasse cette mission
". Le capitaine, qui prenait toujours rapidement ses décisions,
donna son accord et fit savoir à l'adjudant-chef W. que son équipage
n'était plus désigné. Je ne sais quelle fut la
réaction de l'adjudant-chef mais lorsqu'au début de l'après-midi
anxieusement attendus, se posèrent cinq des six Amiot 143 - saufs
et presque sains malgré quelques sévères écorchures
- il eut ce mot charmant : " Ah ! mon lieutenant, vous avez pris
ma place pour avoir plus vite la Croix de Guerre ! "
Le sixième avion, avec le
lieutenant Jeanne chef de bord - un moteur en feu - avait été
superbement posé par l'adjudant-chef Boussicut, pilote d'une
rare maîtrise, près de Tahure, à vingt kilomètres
environ au nord-est de cet affreux " port de mer " de Mourmelon
où la promotion Guynemer avait fait, en 1937, trois longues semaines
de très poussiéreuses manuvres. A Mourmelon, au
premier tiers du XXème siècle, les douches étaient
selon l'expression consacrée, remplacées par un coup de
sifflet long : Gloire à l'Armée Française !
Le commandant de groupe, le capitaine
Destannes, était on le devine tout heureux d'avoir tiré
tout son monde de cet infernal guêpier. Il écrivit, le
15 mai, au lieutenant-colonel Aribaud, commandant la 38ème escadre,
la lettre qui suit - émouvant souvenir, car il devait se tuer,
à la suite d'une panne de moteur au décollage, avec le
sous-lieutenant Vial, le 16 mai au soir à quelques kilomètres
du terrain :
15 mai 1940
Mon Colonel
Hier, je m'excuse de ne pas vous avoir attendu à La Fère
; j'ai suivi la 34ème escadre qui a quitté La Fère
à midi vingt-deux minutes. Je ne regrette pas d'avoir fait cette
mission (puisque j'ai eu la chance de ramener tout mon monde) parce
que j'ai pu me rendre compte du danger de ce genre d'opération,
où l'on expose un grand nombre d'équipages pour un résultat
médiocre et nul. De nuit, nous aurions fait beaucoup mieux le
même travail avec des risques infiniment moins grands. J'ai l'impression
que ces attaques de jour ne sont pas payantes, lorsqu'elles sont faites
avec du matériel comme le nôtre.
Dès l'arrivée sur l'objectif, nous avons été
pris à partie par une D.C.A. extrêmement dense - canons
et mitrailleuses - et quelques secondes après, la chasse.
Sur quatre avions de la 34ème escadre, l'un a été
descendu par la chasse juste derrière moi, en territoire occupé,
je crois, par les nôtres. J'ai vu trois parachutes descendre avant
que l'avion ne s'écrase.
Pour nous, tous nos avions ont été touchés et par
une chance inouïe, ni les équipages ni les organes essentiels
des avions n'ont été atteints
Il vaut mieux, si
c'est possible, ne pas recommencer ce genre d'expédition qui
ne paye pas, car j'insiste, les résultats des bombardements m'ont
paru médiocres. La 12ème escadre, avec ses Lé O
45, a peut-être pu faire mieux, car allant plus vite, elle a dû
être moins embêtée que nous
Enfin, j'ai l'impression que nous étions attendus sur l'objectif
(c'est également l'impression de tout le monde ici) : il nous
a paru invraisemblable qu'il y eût une pareille concentration
de D.C.A. et de chasse ennemie, par hasard, à cette heure-là
J'ai ramené mon groupe à dix mètres d'altitude
par un piqué aussi rapide que possible, dès que le bombardement
a été exécuté et je crois que c'est à
cette manuvre que je dois, en partie, d'avoir évité
les Messerschmitt.
Tout mon groupe m'a suivi et très bien collé, ils ont
tous conservé le plus grand sang-froid et bombardé avec
calme. Vial, en particulier, qui était dans mon appareil, a effectué
la visée comme au champ de tir
Pour être tout à fait
clair, il faut dire que les six Amiot 143 du G.B. 1/38, partis de Troyes
avec en tête du dispositif le lieutenant-colonel Aribaud, avaient,
à la suite d'une erreur de navigation, manqué le rendez-vous
avec la chasse à La Fère, et n'avaient donc pas exécuté
la mission.
Le lieutenant-colonel Aribaud, en dépit de ses cinquante ans
bien sonnés, était toujours sur la brèche. Il fut
un admirable et infatigable chef de guerre. Il écrivit, après
l'armistice l'historique de la 38ème escadre. J'en extrais ces
lignes relatives à l'affaire de Sedan : "
la situation
est dramatique à Sedan. L'ennemi a créé une tête
de pont sur la rive sud de la Meuse. Il s'agit de détruire à
la bombe de 50 et 100 kg les ponts du temps de paix et les nouveaux
ponts établis par l'ennemi, de part et d'autre de Sedan, entre
Vrigne sur Meuse et Bazeilles. Ces noms propres nous remettent à
l'esprit la triste capitulation du 2 septembre 1870.
Prendront part à l'expédition d'appui immédiat
:
- 6 Lé O 45 du groupement 6,
- 6 Amiot 143 du groupement 9,
- 12 Amiot 143 du groupement 10.
Trente à quarante chasseurs, basés à La Fère,
assureront la protection.
Cette opération va renouveler, dans les airs, l'ultime charge
de la division Margueritte, le 1er septembre 1870.
Le Général Escudier affirme qu'il n'a pu obtenir du Grand
Quartier Général que les vieux et lents Amiot 143 ne participent
pas à cette mission de sacrifice. Le commandement utilise ce
qu'il a sous la main
"
Finalement les ponts de Sedan avaient
été attaqués par 6 Lé O 45 de la 12ème
escadre et 10 Amiot 143 ! C'était lamentablement dérisoire
! " Officier de tir " au groupe, j'avais eu en main en temps
de paix les " tables de consommation " qui donnaient, en fonction
de la taille des objectifs à détruire, les tonnages de
bombes nécessaires. Ayant eu le loisir de traiter quelques problèmes
particuliers, notamment celui des ponts, objectifs ponctuels peu sensibles
au souffle si les coups ne sont pas au but, j'avais vu qu'il fallait
des expéditions géantes pour les anéantir. On était
loin du compte avec les seize avions expédiés sur Sedan
!
La présence des six Lé
O 45, plus rapides, équipés d'un viseur plus précis
que l'antique viseur à pinnules des Amiot, n'avait rien changé
à la face des choses. Voici le témoignage du Général
Genty, trop tôt disparu, alors lieutenant-commandant d'avion au
groupe de bombardement 2/12 :
"
Nous n'en croyions pas nos oreilles, ce matin-là,
14 mai, lorsqu'on nous avait fixé la mission : attaquer les sorties
Est de Sedan. Comment se pouvait-il que les blindés allemands
soient déjà là ? rien ne tenait donc devant ? s'ils
en étaient à traverser la Meuse quatre jours après
le Rhin, où les arrêterait-on ? sur la Marne ? comme en
1914, mais les miracles n'ont lieu qu'une fois, c'est bien connu. Alors
? c'était à nouveau l'invasion, mais cette fois menée
à une incroyable vitesse par une masse de blindés, soutenue
par une aviation d'appui d'une efficacité insoupçonnée.
Le nombre et la qualité ! Voilà deux atouts dont nous
avions bien mal évalué la puissance. Et pourtant, nous
l'avait-on assez répété que la Luftwaffe, poussée
trop vite, souffrait d'une malnutrition congénitale : peu de
pilotes, peu de mécaniciens, peu de réserves. Ce 14 mai
1940, sur Sedan, la situation avait pris pour moi une douloureuse évidence
: la ville déserte, le vieux " bahut " où j'étais
potache quelques années auparavant ; cette campagne ardennaise
que j'avais si souvent parcourue , les hauteurs de Floing, d'où
Guillaume en 1870 ne pouvait s'empêcher d'admirer les charges
désespérées des cavaliers de la Garde impériale
: " Ah ! les braves gens ! " tous ces lieux de mon enfance,
j'avais à peine eu le temps ce jour-là de les reconnaître
: seuls attiraient mes regards les rassemblements sur la Meuse, au sud
de notre objectif ; déjà les Allemands traversaient le
fleuve sur des ponts de bateaux et prenaient pied sur l'autre rive.
Comme les précédentes, la mission avait été
dure. La Flak, dense et précise, nous avait encore une fois sérieusement
éprouvés : un Lé O 45 descendu, tous les autres
touchés, mais le plus douloureux pour nous avait été
de croiser au retour une expédition de 12 Amiot 143, qui montaient
vers l'enfer que nous venions de quitter et, comme nous, à basse
altitude. Quelle folie ! et quelle détresse si le commandement
en était à jeter de jour, dans la bataille, ces avions
d'un autre temps, lents, mal défendus, armés de quelques
bombinettes
"
Quelle émotion et quel style en ces quelques lignes !
Quant à la 34ème escadre,
ses quatre Amiot - avec à leur tête le capitaine Véron,
qui commandait le G.B. 1/34 - eurent un sort tragique.
L'avion du commandant de Laubier, qui au départ de l'Amiot No56
qui roulait déjà, en avait fait descendre un mitrailleur
pour prendre sa place, fut abattu en flammes. Je le vis, spectacle terrible,
à ma droite et un peu en arrière, piquer vers le sol,
boule de feu qui s'écrasa avec le commandant, le lieutenant Vauzelle
et le sergent Occis. Seuls les sergents Ankaoua et Gelly réussirent
à sauter en parachute.
L'appareil du lieutenant Foucher, quoique sévèrement touché,
échappa à la chasse, au ras du sol, et put rejoindre sa
base.
L'Amiot du lieutenant Marie est descendu par des Messerschmitt 110.
Les cinq hommes d'équipage quittent le bord en parachute, encore
que le commandant d'avion et le pilote, l'adjudant Speich, chacun revendiquant
le privilège de sauter le dernier, n'aient réussi à
évacuer qu'à la dernière seconde !
Le capitaine Véron eut son avion gravement avarié par
une rafale d'obus de 20 millimètres. Le pilote, l'adjudant Milan,
réussira à le poser, un moteur coupé, sur un terrain
de campagne.
A l'aube naissante du 14 mai 1940,
l'auteur de ces lignes, (ou de cette compilation de récits, comme
on voudra), avait une furieuse envie de dormir du sommeil du juste et
il n'accueillit pas d'un cur léger l'idée d'aller
larguer ses bombes, en plein jour, avec un avion de couleur marron foncé,
une bien belle cible au grand soleil du mois de mai !
D'aucuns criaient à la trahison
car, à notre arrivée à Istres le 11 octobre 1939,
en provenance d'Afrique du Nord (où la 38ème escadre avait
vainement attendu à Sétif une éventuelle décision
de belligérance de l'Italie), il avait été dit
par le commandement que les lents et vieux Amiot 143 n'opéreraient
que de nuit. Mais comment tenir pareille promesse devant l'avance allemande
? Le jeune exécutant que j'étais - à mille lieues
de toute cogitation stratégique élevée - ne put
néanmoins s'empêcher de penser que les " grands responsables
" de la guerre devaient être tragiquement aux abois pour
recourir à ces vieilles machines.
J'appris après la guerre, de la bouche d'un officier supérieur,
qui devint par la suite un distingué général de
corps aérien, que l'envoi des Amiot à Sedan avait fait
l'objet de très âpres et très houleuses discussions
entre les hauts commandements terrestre et aérien, ce dernier
refusant d'envoyer ces cerfs-volants au carnage, mais il avait dû
s'incliner : il fallait à tout prix exhiber les cocardes, à
supposer que le combattant au sol ait le loisir de lever les yeux vers
le ciel.
Cette affaire, mal préparée - il eût fallu des dizaines
et des dizaines de bombardiers pour anéantir des objectifs aussi
minuscules que des ponts - me laissa une très amère impression.
La campagne de France continua jusqu'au 13 juin, où commença,
via Nuits, Feurs, Avignon, Perpignan, encore Avignon et enfin Saint
Martin de Crau, l'humiliante fuite vers le sud de la 38ème escadre
de bombardement, qui s'était, certes, battue avec courage mais
avec de bien maigres résultats.
Poignant souvenir : lorsque je quittai Villiers le Sec, les bons villageois
qui m'avaient hébergé durant cinq courtes semaines, comprenant
que le sort de la France était réglé, pleuraient
à chaudes larmes. J'avais beau leur dire que rien n'était
encore définitivement perdu, que l'aviation de bombardement était
toujours très en arrière des premières lignes,
rien n'y fit
Je les laissai, le cur gros, plein de fiel
à l'égard des politiciens qui avaient jeté la France
dans cet abîme.
Quatre ans plus tard, lors de ma
première sortie en opération sur Halifax - sept hommes
d'équipage, sept mille deux cents chevaux en quatre puissants
moteurs, quatre cents kilomètres de vitesse horaire, cinq tonnes
de bombes, des appareils de navigation et de bombardement sophistiqués
- lorsque je vis se précipiter vers la cible allemande, six mille
mètres plus bas, mes seize bombes de deux cent cinquante kilos,
j'oubliai bien vite - la revanche était enfin là - la
sinistre journée des ponts de Sedan
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